Beabilis a choisi de consacrer deux billets aux rapports qu’entretiennent les politiques et les acteurs du numérique. Le premier billet dresse un état des lieux et une conclusion : le digital a du mal à penser la chose publique et à proposer un autre projet de société. Or, sa puissance lui donne une responsabilité politique qu’il ne devrait pas éviter. Le deuxième billet propose aux lecteurs de revenir sur certains philosophes et historiens qui pourraient apporter un éclairage original à la nouvelle société numérique.

Partie 1, le digital au cœur de batailles politiques

Une idéologie : la virtualisation du monde

Digital et politique entretiennent des rapports de plus en plus compliqués. Les Etats se rendent peu à peu compte que leur puissance se heurte au pouvoir croissant des grands du digital. Ils sont tout ce que les Etats peinent à être. Ils sont sans frontière, agiles, riches et exerçant une influence croissante sur les esprits. Ils tournent autour de la chose publique en hésitant. Ils savent qu’ils pourraient proposer un autre projet de société mais ont peur de la réaction des politiques qui pourraient légiférer pour limiter leur business. Pourtant, ils sont partout et pourraient très bien un jour renverser la table.

Routes de l’information, e-santé, éducation au et par le numérique, distribution, industrie 4.0, démocratie digitale, marketing digital, cryptomonnaies, IA, conquête spatiale, domotique, voiture connectée…les chantiers dans lesquels s’immisce l’industrie digitale sont innombrables. Or, cette industrie digitale est souvent réduite aux quelques GAFAM qui n’en composent qu’une partie. Quels points communs entre Dassault Systèmes ou Facebook ? En apparence, peu de choses. Dans l’esprit, la même philosophie, la virtualisation du monde.

Le libertarisme, une doctrine contre l’Etat

Les GAFAM donnent au digital une puissance politique qui va, bien au-delà, de son influence économique. Adeptes du libertarisme pour une grande part, les dirigeants des grandes sociétés du numérique semblent, pour l’instant, subir les différentes puissances publiques sans chercher l’affrontement. Pour eux, l’Etat est une structure dépassée qui sera, un jour, mise à bas au profit d’un autre mode d’organisation.

Technolibertarianisme ou cyberlibertariens, derrière ces termes un peu obscurs, une idéologie largement répandue chez les managers du numérique. Beaucoup sont soupçonnés de faire partie du mouvement libertarien. Ce mouvement politique est, pour moi, une des formes ultimes du libéralisme.

Les technolibertariens s’appuient sur les principes suivants : La politique doit toujours tenir compte  des libertés civiles (1), elle devrait s’opposer à la surréglementation (2), elle doit fournir des incitations rationnelles fondées sur le libre marché (3). La Silicon Valley a une place particulière dans la constitution du cyberlibertarisme. Un des auteurs permettant de comprendre le mieux les technolibertariens de la Silicon Valley est Paulina Borsook.

Nous vous conseillons, particulièrement, la lecture de  » Cyberselfish: Ravers, Guilders, Cyberpunks, And Other Silicon Valley LifeForms, 3 Yale J.L. & Tech (2001) 

Un cyberlibérarien estime que la technologie et l’Internet sont intrinsèquement libérateurs car décentralisés. Les sociétés digitales comme Google sont organisées en râteau avec une vraie méfiance à l’égard de la hiérarchie. Google se calque, tout simplement, sur l’organisation de la toile. La neutralité de l’Internet est la forme ultime de décentralisation. Elle garantit à chacun une égalité des droits numériques, une importance identique, un pouvoir et une faculté de création, partage, commentaires inégalés. Chacun est un citoyen du Web avant de devenir un citoyen du monde. Les individus deviennent des médias et, pour certains, les surpassent en nombre de vues, engagements, lectures.

Ceux que Rifkin décrit comme des communaux disposent d’un pouvoir énorme. Les communaux sont, aujourd’hui, des sociétés fortement capitalistiques et capitalistes dans leur fonctionnement. Leur adhésion aux valeurs du Web original sert plus de mantra pour justifier une quelconque mission sur terre que de principes de gestion. « Ne pas faire le mal », « connecter l’humanité », « réunir le beau et une technologie libératrice » apparaissent, aujourd’hui, avec du recul comme des discours marketing bien rodés. Nous ne sommes pas dans la tête de leurs dirigeants. Certains y croient probablement encore…

Cernés par les Etats

En attendant, ils tentent de donner des gages démocratiques tout en pratiquant une stratégie d’évitement savamment calculée pour payer le moins d’impôt possible. D’un côté des gages concernant les contenus, la lutte contre les publications haineuses, de l’autre, l’évasion fiscale et une défense farouche de leur modèle économique fondé sur la publicité et la gestion des données. Leur plus grande peur est de voir aboutir les procédures antitrust menées par 50 procureurs américains sur Google, Facebook, Amazon. Ces procédures pourraient aboutir à un démantèlement des GAFAM. En Europe, c’est la commission de la concurrence qui a déclaré la guerre aux GAFAM. Depuis 2010, l’Union européenne a lancé trois enquêtes antitrust distinctes à l’encontre de Google pour violation du droit européen de la concurrence en raison de sa position dominante sur le marché. Google Shopping, Google AdSense et le système d’exploitation Android sont particulièrement concernés. À ce jour, Google a été reconnu coupable de comportement antitrust dans les affaires liées à Google AdSense et Android, et a été condamné à une amende de plus de 8 milliards d’euros.

En Chine, la censure des bonnes mœurs, de la lutte contre l’occidentalisation et de la protection de la jeunesse de toute forme d’addiction veille. Tencent est toujours sous la menace d’un long gel des autorisations sur le marché des jeux vidéo. Baidu, le premier moteur de recherche de Chine, et le grand portail Sohu, une sorte de Yahoo! chinois avec des infos, de la météo sont extrêmement surveillés et repris régulièrement. Ainsi, tout nouveau service peut être suspendu. L’administration chinoise du cyberespace (CAC en anglais) est chargée d’éradiquer tout contenu vulgaire.

Néanmoins, cette reprise en main des Etats se heurte à deux obstacles : l’obstacle du nationalisme et l’obstacle de l’effacement de l’Etat en tant qu’organisateur des territoires et de la vie économique. Par ailleurs, les grands du digital sont au cœur d’une guerre entre les Etats eux-mêmes.

L’obstacle du nationalisme : nos grands du digital sont notre poule aux œufs d’or. Les tuer menace notre suprématie économique

L’Amérique hésite. Si elle démantèle ses GAFAM, elle est bien sûre que la Chine ne le fera pas. L’Empire du Milieu gère ses grands du numérique de façon idéologique. Si tu penses comme le Parti, tu ne seras pas inquiété.

La situation est plus compliquée aux Etats-Unis. Voici ce qu’en dit le site Fast Company représentatif de l’opinion de beaucoup d’Américains.

A propos de Washington

 « Washington : un fouillis désorganisé de partisans et de chercheurs de publicité temporairement unis dans l’opposition à la Silicon Valley. Les républicains, convaincus que les voix conservatrices sont réprimées sur les médias sociaux, veulent leur revanche. Les démocrates veulent la justice. Pour les quatre grands, il n’y a pas de refuge contre la tempête antitrust. »

A propos de la solidarité entre GAFAM

Témoignant par webcam, chaque PDG avait ses répliques préenregistrées sur le fait qu’ils sont des patriotes (Zuckerberg) ou l’incarnation du rêve américain (Bezos) ou un humble fabricant de téléphones qui ne devrait vraiment pas être là (Cook). « Tout comme le leadership technologique des États-Unis n’est pas inévitable, le succès continu de Google n’est pas garanti », a affirmé M. Pichai, liant habilement le destin des États-Unis au sien. « Google opère sur des marchés mondiaux hautement compétitifs et dynamiques« .

But du jeu, faire passer l’idée que l’on n’est pas le plus mauvais et que les autres sont bien plus puissants et nocifs pour la société américaine.

A propos de la vulnérabilité des GAFA

Voici un bref aperçu des faiblesses de chacun d’eux. Chaque faiblesse est mise en avant pour justifier de ne pas « toucher » aux situations monopolistiques ou oligopolistiques des GAFA.

Apple, produits jugés très (trop) chers qui enferment le consommateur dans un écosystème dont il pourrait un jour se lasser

Amazon, dont la puissance inquiète. Amazon apparaît, de plus en plus, comme un trou noir de l’économie. Il capte la valeur à son profit voire la détruit sans la distribuer. Il est devenu une représentation parfaite d’un capitalisme de la data qui écrase tout sur son passage.

Les gens n’aiment peut-être pas Amazon en tant qu’entreprise, mais ils aiment les services et les produits d’Amazon. Le stock d’Amazon a augmenté de près de 25 % depuis le début de la pandémie. Et Bezos lui-même est un maître du soft power, maniant le Washington Post d’une main et les HQ2 de l’autre. Il n’y a personne à Washington qui ne souhaite pas secrètement être invité aux fêtes organisées dans son manoir de Kalorama. Il n’est pas difficile d’imaginer que le ministère de la Justice oblige Amazon à limiter AWS, ou à séparer son marché et les vendeurs tiers, mais si vous cherchez un bouc émissaire facile, Amazon n’en est probablement pas un.

Google, le géant aux pieds d’argile. Jusqu’à quand tiendra-t-il ? Son modèle économique moteur de recherche-publicité rémunérée au clic vit ses dernières heures. Il a retrouvé un second souffle avec Android, a échoué sur le social et est en train de se planter sur le contenu. Qui veut payer pour regarder YouTube en premium ?

Facebook, le maillon faible.  Il se murmure que Biden voudrait la peau de Facebook. Il se murmure également que les autres GAFA voudraient en faire un bouc émissaire parfait. L’affaire Cambridge Analytica n’a cessé de plomber Zuckerberg. Il vit l’implication de son réseau dans la politique comme un boulet. La dernière crise est difficile à gérer en termes d’image même si elle n’impacte pas encore ses résultats. En juin 2020, plus de 200 marques décidaient de boycotter Facebook au nom de la lutte contre la haine sur les réseaux sociaux. Qu’à cela ne tienne…Facebook se concentre sur les PME. Ces grandes sociétés ne représenteraient que 6% du revenu publicitaire total du réseau.

Et voici le maillon le plus faible. Zuckerberg n’est pas aimable et n’est pas digne de confiance. Son commandant en second, Sheryl Sandberg, est tombé en disgrâce il y a des années. Et la proposition de valeur sous-jacente de Facebook est bien plus douteuse que celle de ses pairs. Amazon vous offre du dentifrice du jour au lendemain. Apple fabrique des téléphones cool. Google vous permet de trouver n’importe quoi en quelques secondes. Mais Facebook ? Bien sûr, vous pouvez garder un œil sur votre meilleur ami depuis le CE2 ou voir des photos du chat de votre grand-tante. Mais vous pataugez aussi constamment dans des mares de colère et de haine. L’expérience peut être désagréable.

L’obstacle de l’effacement de l’Etat

Les Etats surendettés s’appuient habilement sur les capacités d’innovation et de financement des acteurs du numérique. Un exemple frappant est la venue de Donald Trump au lancement de la fusée SpaceX, première société privée à se voir confier par la Nasa une mission si prestigieuse.

Trump et Musk s’entendent bien.  Trump veut faire de Tesla un symbole de la réindustrialisation des Etats-Unis. Trump avait dévoilé en janvier les projets de Tesla pour le Nevada, la construction d’une « gigafactory » pour le nouveau pick-up de la marque, le cybertruck. Trump compare Musk à Thomas Edison.

Le renouveau de la conquête spatiale est fortement appuyé par Musk qui veut lancer une Space Force. Autre exemple, celui d’Amazon qui se lance dans la course interstellaire avec le projet Kuiper (3 236 satellites en orbite basse pour apporter un accès Internet de qualité aux zones non couvertes). Amazon a reçu pour ce projet l’aval de la Commission fédérale des communications (FCC).

Quant à Microsoft, il a effectué une véritable razzia sur l’éducation. Azure et Teams sont les deux piliers du développement de Microsoft dans le domaine. Le rachat de LinkedIn lui a assuré une position dominante sur la formation dans l’enseignement supérieur. Avec LinkedIn Learning, Microsoft assoie sa position de fournisseurs de contenus éducatifs sur toute la chaîne de valeur. L’e-learning est estimé à plus de 190 milliards de dollars.

On estime que d’ici 2025, il devrait atteindre les 325 milliards de dollars.

En parallèle, bon nombre de systèmes éducatifs sont en ruine. Les Etats sont bien contents de trouver le numérique comme solution à un enseignement toujours plus coûteux et moins performant. La dette étudiante devrait être la prochaine bulle financière. D’où la nécessité de laisser se développer des formations de plus en plus certifiantes à bas coût.

Et, c’est à ce moment-là que les nationalismes se réveillent…

L’affaire la plus emblématique est celle de TikTok. La chronologie des faits est édifiante…Illustre-t-elle un réveil des politiques contre les champions du digital ou un sursaut nationaliste porté par Trump ?

Le 31 juillet, Trump tapait du point sur la table. Il exigeait le rachat de TikTok par Microsoft après avoir souhaité l’interdire purement et simplement. Les dernières nouvelles feraient état d’un tour de table élargi qui inclurait dans les négociations Wallmart en pleine transformation digitale.

Comme le souligne « Le Monde« , en Chine, l’application TikTok a d’ailleurs pour nom Douyin et ne mélange pas ses fans chinois avec leurs congénères américains ou européens. En ciblant TikTok, Donald Trump double cette grande muraille numérique chinoise d’un rideau de fer américain. Tout l’enjeu d’une éventuelle cession à Microsoft consiste à séparer les activités américaines et chinoises.

Le mal serait plus profond qu’une soi-disant atteinte à la vie privée des Américains. La querelle TikTok a ses sources dans l’interdiction de Google ou Facebook sur le marché chinois. Microsoft donne le change en investissant massivement en Chine.  Dans les trois ans à venir, Microsoft a décidé d’investir un milliard de dollars en R&D en Chine. La firme déclare que ses investissements ne concerneront aucune fusion ou acquisition mais sont destinées à accélérer la révolution numérique en Chine. Etrange n’est-ce pas ?